Dimanche 14 mars 2004
Nous sommes dans la voiture nous conduisant à la gare. Je fixe un grand panneau indiquant la direction pour aller à Carrefour. Autrefois je refusais de nommer les lieux, les boutiques par leurs vrais noms. Autrefois, j’aurai mis «au supermarché». Je m’interdisais le nom propre comme par peur d’écrire une insulte, un mot choquant ou grossier.
C’est écrit avec de grandes lettres bleues et rouges sur fond blanc. En dessous, un rond-point est dessiné, contourné par une flèche. Impossible de se tromper.
L’affiche se rétrécit dans l’écran de la vitre arrière. Nous traversons le quartier gitan. Des gosses jètent des pierres sur les panneaux de campagne du PP. Et un cailloux sur la joue de Rajoy et un autre sur le verre des lunettes. La gare approche. Le week end se termine.
J’ai finalement cédé à la tentation de regarder les photos des wagons éventrés dans le journal. Les éléments rouges ont retenu mon regard. Une écharpe? Un blouson? Un bout de chair?
Le peuple se révolte. Samedi, un sms vole de mobile en mobile invitant à manifester devant le siège du PP. Cachent-ils la vérité? Occultent-ils des informations en cette veille d’élection?
Une jambe pend sur une marche. A qui est-elle? Une jambe orpheline, sans corps. Un tronc chevauche ce qu’il reste de la fenêtre d’un wagon. Un visage apparaît au milieu des débris comme celui d’une poupée dans une décharge publique. Radeau de la méduse ferroviaire, les corps ou leurs pièces gisent au milieu des tôles déchirées.
Je ne voulais pas regarder. Mais les photos étaient nombreuses et en couleur. J’ai regardé les photos avec attention. Et puis il y avait la liste des morts. Je l’ai consulté en faisant défiler avec mon doigt les prénoms et les noms. Personne de connu dans ce recensement morbide?
Samedi soir. Je me tiens face à l’écran de télévision, les mains dans les poches, regardant avec les amphitryons le programme de CNN+, une chaîne privée. Une pathétique conférence de presse est tenue par le ministre de l’intérieur, Ángel Acebes. Désespérément il tente d’exposer sa thèse concernant les origines de l’attentat. E.T.A.? Djihad islamiste? La première proposition s’est imposée d’emblée. Le gouvernement d’Aznar ayant soutenu sans vergogne la guerre en Irak, cet attentat pourrait être une riposte. Une riposte alors que le peuple espagnol s’opposait à 80% à cette guerre. En cette veille d’élection, il faut maintenir l’hypothèse du terrorisme basque. On assiste en direct à un délit de manipulation. Mais trop tard, les gens ont compris. Des pancartes mentionnant «Aznar, son tus muertos*» flottent au dessus des têtes des manifestants rassemblés Calle Genova.
Le soir à minuit, les gens ont prévu de se rassembler à Sol avec des casseroles et des cueilleres pour faire retentir le gong. L’heure est à la révolte. L’heure est à la cacerolada, un mot d’origine argentine.
Au moment de sortir, les parents de Mónica nous mettent entre les mains une cocotte-minute. Puis Lola cherche dans ses tiroirs une spatule en bois. «Si vous rencontrez des sympatisants…». Il est minuit, on sort mais on ne trouve pas de sympathisants, juste un botellón géant qui s’étale sur les deux rives d’une avenue de la ville. Cris, rires, bas résille, cheveux blanc argent, blond platine et mini jupe sont les détails qui s’accrochent à mon regard face à ce spectacle. Nous entrons dans un bar où des chaises de jardins et des tables en plastique meublent la salle. On se colle au zinc en faux marbre et
Dans les chiottes, je fais plusieurs auto-portraits mauvais. Je les efface un à une et entreprends une nouvelle série mais un inconnu cogne à la porte sauvagement. Je tire à nouveau la chasse et sors en sifflotant puis reprends mon poste sur le tabouret. J’ai envie de dire à la fille qui passe les disques: «chemical brother, t’as pas?». Et puis non. Patiemment, j’attends. Finalement c’est sur un staying alive que nous quittons la scène.
Trois heures du matin. Je fume une dernière clope assise sur le fauteuil, les mains pendant au bout des accoudoirs. Ce monde, cette époque, c’est la nôtre. Fabian s’est enroulé dans les draps et dort déjà. Je ne ressens ni bonheur, ni malheur, juste un certain mal-être. Encore jeune, je le soupçonne de vouloir forcir et grossir.
Le lendemain, vers 9 heures, j’ouvre les yeux et enfile un pantalon. Le long de la bibliothèque, je me déplace comme un crabe, courbant la tête. Un livre: «les villes de charme». En tête de liste: NYC. Greenwich village, Soho, Columbia university, Metropolitan museum of art, Salomon Guggenheim, Chinatown and italian area, Empire state building, Central Park. Pourquoi pas?
Je pense à Malika établie depuis 8 ans là-bas. Je lui avais écrit lors des attentats de NYC, elle m’a écrit il y a juste deux jours à cause des attentats de Madrid. Sans m’en rendre compte, je viens de prendre la décision d’aller à NYC, là devant un meuble rempli de bouquins dans la maison des parents de Mónica à Albacete.
J’essaye encore de dormir un peu. Plus tard, Neil Young nous réveille. Le père de Monica, Juan-Ángel, a travaillé de nombreuses années à la radio animant le programme «aeroplane». Du Blue Grass à Tricky en passant par la Bossa Nova et le Jazz Fusion, il a tout. Trois mille bandes sonores et des galettes acoustiques par conteneur. Un nombre incalculable de titres sur vinyle ou sur ruban magnétique. Un jour, lors d’un festival de jazz près de Lyon, il a conversé avec un ami anglais seulement à partir de titres de chanson.
Monica a eu 28 ans. Sa mère sort un gâteau au chocolat fait de galettes trempées dans du whiskey. Au dessus de ma tête pendent des mobiles réalisés avec des photos des Beatles, de Janis Joplin, Bob Dylan, Frank Zappa, Jimmy Hendrix. Juan-Ángel a fait sa classification: Jimmy Hendrix, Miles Davis, Prince: le Père, le Fils et l’Esprit Saint. Il dit ne pas vouloir s’informer de la vie des artistes. Seule la musique l’intéresse. Fabian tient absolument à écouter du blue grass. Juan-Ángel sort un disque de la collection et nous offre à voir la pochette: Allman Brothers, le groupe, entouré d’une famille de hippies du Colorado.
Je ressens un dégoût profond envers l’actualité et l’ère que nous traversons. A cette heure, les estimations doivent se vérifier. Bref, le moment du résultat définitif approche. Dégoût envers l’actualité avec le sentiment poignant qu’aucune issue n’est possible, que la fuite géographique que je pratique depuis longtemps ne fera pas disparaître cette angoisse. Oh! mais dans quelques semaines tout redeviendra normal, tout sera oublié, nous prendrons le thé avec des amis dégustant des petits gâteaux en parlant du chalet à la montagne, du week-end à la mer.
Passage au bureau de vote puis direction l’urbanisation Aguasol. Apres 10 min de conduite sur du plat, au milieu de rien, nous arrivons à la maison de campagne. C’est là qu’elle passait tous ses étés Mónica. C’est là que nous terminons, devant des assiettes d’un arroz cuit au feu de bois.
*Aznar, ce sont tes morts
Nous sommes dans la voiture nous conduisant à la gare. Je fixe un grand panneau indiquant la direction pour aller à Carrefour. Autrefois je refusais de nommer les lieux, les boutiques par leurs vrais noms. Autrefois, j’aurai mis «au supermarché». Je m’interdisais le nom propre comme par peur d’écrire une insulte, un mot choquant ou grossier.
C’est écrit avec de grandes lettres bleues et rouges sur fond blanc. En dessous, un rond-point est dessiné, contourné par une flèche. Impossible de se tromper.
L’affiche se rétrécit dans l’écran de la vitre arrière. Nous traversons le quartier gitan. Des gosses jètent des pierres sur les panneaux de campagne du PP. Et un cailloux sur la joue de Rajoy et un autre sur le verre des lunettes. La gare approche. Le week end se termine.
J’ai finalement cédé à la tentation de regarder les photos des wagons éventrés dans le journal. Les éléments rouges ont retenu mon regard. Une écharpe? Un blouson? Un bout de chair?
Le peuple se révolte. Samedi, un sms vole de mobile en mobile invitant à manifester devant le siège du PP. Cachent-ils la vérité? Occultent-ils des informations en cette veille d’élection?
Une jambe pend sur une marche. A qui est-elle? Une jambe orpheline, sans corps. Un tronc chevauche ce qu’il reste de la fenêtre d’un wagon. Un visage apparaît au milieu des débris comme celui d’une poupée dans une décharge publique. Radeau de la méduse ferroviaire, les corps ou leurs pièces gisent au milieu des tôles déchirées.
Je ne voulais pas regarder. Mais les photos étaient nombreuses et en couleur. J’ai regardé les photos avec attention. Et puis il y avait la liste des morts. Je l’ai consulté en faisant défiler avec mon doigt les prénoms et les noms. Personne de connu dans ce recensement morbide?
Samedi soir. Je me tiens face à l’écran de télévision, les mains dans les poches, regardant avec les amphitryons le programme de CNN+, une chaîne privée. Une pathétique conférence de presse est tenue par le ministre de l’intérieur, Ángel Acebes. Désespérément il tente d’exposer sa thèse concernant les origines de l’attentat. E.T.A.? Djihad islamiste? La première proposition s’est imposée d’emblée. Le gouvernement d’Aznar ayant soutenu sans vergogne la guerre en Irak, cet attentat pourrait être une riposte. Une riposte alors que le peuple espagnol s’opposait à 80% à cette guerre. En cette veille d’élection, il faut maintenir l’hypothèse du terrorisme basque. On assiste en direct à un délit de manipulation. Mais trop tard, les gens ont compris. Des pancartes mentionnant «Aznar, son tus muertos*» flottent au dessus des têtes des manifestants rassemblés Calle Genova.
Le soir à minuit, les gens ont prévu de se rassembler à Sol avec des casseroles et des cueilleres pour faire retentir le gong. L’heure est à la révolte. L’heure est à la cacerolada, un mot d’origine argentine.
Au moment de sortir, les parents de Mónica nous mettent entre les mains une cocotte-minute. Puis Lola cherche dans ses tiroirs une spatule en bois. «Si vous rencontrez des sympatisants…». Il est minuit, on sort mais on ne trouve pas de sympathisants, juste un botellón géant qui s’étale sur les deux rives d’une avenue de la ville. Cris, rires, bas résille, cheveux blanc argent, blond platine et mini jupe sont les détails qui s’accrochent à mon regard face à ce spectacle. Nous entrons dans un bar où des chaises de jardins et des tables en plastique meublent la salle. On se colle au zinc en faux marbre et
je commande une vodka-schweppes. Une coupelle de pipas atterrit entre les verres et bientôt les conversations sont ponctuées de crachats de coquilles et de sucions avides. Mónica me montre son tatouage, nous présente son ami Humphrey (prononcez Jumphrey). Je clique avec le digital.
Le lendemain, vers 9 heures, j’ouvre les yeux et enfile un pantalon. Le long de la bibliothèque, je me déplace comme un crabe, courbant la tête. Un livre: «les villes de charme». En tête de liste: NYC. Greenwich village, Soho, Columbia university, Metropolitan museum of art, Salomon Guggenheim, Chinatown and italian area, Empire state building, Central Park. Pourquoi pas?
Je pense à Malika établie depuis 8 ans là-bas. Je lui avais écrit lors des attentats de NYC, elle m’a écrit il y a juste deux jours à cause des attentats de Madrid. Sans m’en rendre compte, je viens de prendre la décision d’aller à NYC, là devant un meuble rempli de bouquins dans la maison des parents de Mónica à Albacete.
J’essaye encore de dormir un peu. Plus tard, Neil Young nous réveille. Le père de Monica, Juan-Ángel, a travaillé de nombreuses années à la radio animant le programme «aeroplane». Du Blue Grass à Tricky en passant par la Bossa Nova et le Jazz Fusion, il a tout. Trois mille bandes sonores et des galettes acoustiques par conteneur. Un nombre incalculable de titres sur vinyle ou sur ruban magnétique. Un jour, lors d’un festival de jazz près de Lyon, il a conversé avec un ami anglais seulement à partir de titres de chanson.
Monica a eu 28 ans. Sa mère sort un gâteau au chocolat fait de galettes trempées dans du whiskey. Au dessus de ma tête pendent des mobiles réalisés avec des photos des Beatles, de Janis Joplin, Bob Dylan, Frank Zappa, Jimmy Hendrix. Juan-Ángel a fait sa classification: Jimmy Hendrix, Miles Davis, Prince: le Père, le Fils et l’Esprit Saint. Il dit ne pas vouloir s’informer de la vie des artistes. Seule la musique l’intéresse. Fabian tient absolument à écouter du blue grass. Juan-Ángel sort un disque de la collection et nous offre à voir la pochette: Allman Brothers, le groupe, entouré d’une famille de hippies du Colorado.
Je ressens un dégoût profond envers l’actualité et l’ère que nous traversons. A cette heure, les estimations doivent se vérifier. Bref, le moment du résultat définitif approche. Dégoût envers l’actualité avec le sentiment poignant qu’aucune issue n’est possible, que la fuite géographique que je pratique depuis longtemps ne fera pas disparaître cette angoisse. Oh! mais dans quelques semaines tout redeviendra normal, tout sera oublié, nous prendrons le thé avec des amis dégustant des petits gâteaux en parlant du chalet à la montagne, du week-end à la mer.
Passage au bureau de vote puis direction l’urbanisation Aguasol. Apres 10 min de conduite sur du plat, au milieu de rien, nous arrivons à la maison de campagne. C’est là qu’elle passait tous ses étés Mónica. C’est là que nous terminons, devant des assiettes d’un arroz cuit au feu de bois.
*Aznar, ce sont tes morts